André Juillard a accordé un entretien au magazine flamand Stripgids pour son n° 24 d'avril 2011. Cet excellent magazine est édité par l'association qui organise Strip Turnhout, le plus ancien et le plus imporant festival BD de Flandre. Grâce à l'amabilité du journaliste Roel Daenen qui a réalisé cette interview et à la participation de notre ami Will, notre blog est en mesure de vous proposer quelques extraits de cette interview concernant notamment bien sûr la série Blake et Mortimer.
L'interview a été réalisée à l'occasion de la Foire du Livre de Bruxelles, sur le stand de Champaka qui proposait des planches originales des plus grands artistes comme Winsor McKay, Hergé, Herriman, Guarnido, Loustal et donc Juillard.
Roel Daenen présente tout d'abord Juillard comme l'un des grands maîtres de la bande dessinée française contemporaine, l'un des représentants les plus éminents du style Ligne Claire et donc l'héritier des fondateurs de ce style, Hergé et Jacobs. Juillard est notamment loué et respecté pour sa contribution à la série Blake et Mortimer.
A l’époque, E.P. Jacobs vous avait demandé de terminer le deuxième tome des trois formules du professeur Sato”. Vous aviez refusé. Pourquoi ?
Ce n’était qu’une première proposition. J’ai décliné l’offre parce que… (il réfléchit et pèse ses mots)… je n’aimais pas le scénario, l’histoire ne me séduisait pas. Pour moi, Blake et Mortimer sont des personnages d’une série qui se déroule pendant les années 50. Ça se voit à tout : l’esthétique, les tenues, les décors... Et là ce n’était pas “mes” Blake et Mortimer. Dans cette histoire, ils étaient loin des personnages que j’adorais quand j’étais enfant. Mais c’était un honneur, bien sûr. Se voir proposer de reprendre Blake et Mortimer, ce n'était pas mal du tout. D'un autre côté, je n’étais pas certain d'être capable de le faire. A l’époque, j’étais beaucoup plus jeune et je me suis posé la question de savoir si j’étais capable de reprendre la série au même niveau que Jacobs. Parce qu'il ne faut pas le faire si on n’atteint pas la même qualité. Alors j’ai refusé et j’ai oublié le projet.
Après une question sur la naissance de L’Aventure immobile…
Blake et Mortimer font partie de ma jeunesse – c’était les années 50. La série faisait partie, d’une manière essentielle, de ma relation avec la BD. Une relation que je chéris toujours. Graphiquement, La Marque jaune est une des meilleures BD qui aient été publiées. Dans cette aventure Jacobs s’est vraiment surpassé. J’adore aussi le scénario de S.O.S. Météores. L’ambiance de cette histoire est superbe : il pleut, il neige, il y a du brouillard... Jacobs était très fort dans l'utilisation des couleurs, la couleur était un élément narratif supplémentaire. Il avait aussi le sens de la théâtralité. Ce n’est pas étonnant, vu sa formation et sa carrière de chanteur d’opéra. Cela se voit dans les poses de ses personnages, dans leur langage…
Les aventures de Jacobs se déroulent pendant les années 50, pendant la guerre froide. C’était son propre temps, mais pour vous et Yves Sente, ce n’est plus le cas. Je suppose qu’il s’agit d’un choix délibéré ?
Oui, vous avez raison. Mais, pour être exact, L’Affaire du Collier et Les Trois formules du professeur Sato se déroulent beaucoup plus tard. Donc, à cet égard, nous ne travaillons plus dans l’esprit de Jacobs. Mais pour moi, il est impossible de situer les aventures de Blake et Mortimer en 2011. Nous n’avons aucune idée de ce que Jacobs penserait de notre approche… S'il était toujours vivant, il aurait peut-être considéré ça comme un manque de courage… parce que nous nous sommes réfugiés dans le passé, que nous privons ses personnages de la confrontation avec notre époque. Je ne peux qu’invoquer le fait que, graphiquement, ces personnages ont leur place dans les années 50-60. Pour moi, il est impensable de transposer Blake et Mortimer à notre époque. En tout cas, je n’en suis pas capable et cela ne m’intéresse pas non plus. Si on me demandait de le faire… j’arrêterais de collaborer à la série. Je me suis livré coeur et âme à ce qu’on appelle la “BD historique”. Au début de ma carrière, je situais mes histoires dans le passé et j’essayais de me documenter, aussi bien que possible, sur les aspects de la période concernée. Avec Blake et Mortimer, je continue ce travail. Je fais des recherches sur les vêtements qui étaient portés, sur les véhicules, les villes… ces choses là.
Dans La Machination Voronov, vous faites référence explicitement à l’album de Tintin Le Sceptre d’Ottokar. Pourquoi ?
Il arrive que j’ajoute des clins d’oeil à mes dessins. J’adore et j’aime renvoyer à l’histoire riche de ce médium.
Ted Benoit, Bob De Moor… vous êtes l'un des quelques dessinateurs qui ont marché sur les traces de Jacobs. Jusqu’ici, vous avez dessiné quatre aventures de Blake et Mortimer. Êtes-vous satisfait de votre travail ?
Non… Je n’ai jamais été vraiment content de mon travail. Ce n’est pas de la fausse modestie ni une forme de
coquetterie. J’ai toujours l’impression que mes dessins ne sont pas parfaits, que je peux faire mieux. Je vous donne un exemple : je n’ai jamais réussi à relire complètement une de mes BD. Deux
pages, c’est tout. Au moment où un projet est terminé et qu’un autre s’annonce, on m’envoie l’album. J’essaie de relire l’histoire, mais c’est trop difficile. D’abord parce que je la connais par
coeur (il sourit). Ensuite, et c’est plus fort que moi, dès que je commence ma lecture, je vois les petits défauts… (soupir). Cela trouble le rythme de la lecture et voilà, j’arrête. Cela
m’arrive tout le temps. Mais je suis beaucoup moins sévère pour mes collègues, vous savez. A l’exception, peut-être, de Bob De Moor. Son album, Les Trois formules du
professeur Sato 2, n’était pas vraiment réussi. J’apprécie beaucoup son oeuvre, des séries comme Cori le moussaillon ou Barelli, mais ce qu’il a fait avec Blake et
Mortimer n’était pas bien. Je ne suis pas au courant de tous les détails, mais on m’a dit que sa condition personnelle n’était pas au top et qu’il ne se sentait pas bien dans son rôle de
repreneur. En outre, il devait travailler très vite, ce qui lui a joué des tours aussi. C’est dommage, parce que c'était un homme extraordinaire, avec un immense talent. Mais l’album n’était pas
à la hauteur de son talent. Ted Benoit, en revanche, atteignait vraiment l’esprit de Blake et Mortimer.
Le Sanctuaire du Gondwana était votre dernière aventure de Blake et Mortimer. Est-ce qu’il y aura une suite ?
Bien sûr. Il y a déjà un nouveau projet, un nouvel album. Ce sera une histoire qui se déroulera au Royaume Uni. À Oxford, pour être plus précis. Si vous avez lu ce que Jacobs a écrit sur ses personnages dans Un Opéra de papier, ses mémoires, vous savez que Blake a étudié à Oxford pendant quelques années (sourire). Alors, une fois de plus, nous remontons dans le temps. C’est une matière qui nous est tendue par Jacobs lui-même. Je dois dire que nous nous en amusons bien. C’est très agréable de se poser des questions sur chaque élément : “Maintenant, suppose que …”, “ Oui … et ensuite ? » Cela revient toujours à la question “Qu’est ce qui se passe si …? ” A ce moment là, nous sommes comme des enfants pour qui tout un monde se révèle. Provisoirement, l’histoire est intitulé “Oxford”, mais je suppose que le titre définitif sera plus Jacobsien, du genre Le Mystère de…