Le lettrage est une partie très importante de la BD, mais trop souvent mal connue des lecteurs, qui ne se doutent pas toujours du travail nécessaire. Le lettrage est comme la bande-son de la BD, et plus il est réussi, moins il se remarque... S'il est réussi, il facilite la lecture et guide le regard du lecteur de case en case. Il donne aussi un style à la BD, on ne "lettre" pas une BD comique de la même façon qu'une BD de science-fiction.
Marie Aumont est la graphiste qui s'occupe de Blake et Mortimer au niveau de la mise en place du lettrage, mais c'est également elle qui a créé une police spécifique à cette série en se basant sur l'écriture de E.P. Jacobs ! Elle a gentiment accepté de répondre à nos questions. Nous vous laissons découvrir cette artiste au travers de ses réponses très intéressantes.
Place à l'interview :
Depuis quel album est utilisée votre police "Blake et Mortimer" ? Comment les polices étaient créées avant votre participation avec Dargaud ?
Marie Aumont : Depuis Le Sanctuaire du Gondwana. Avant il existait aussi une police basée sur l'écriture de E.P.Jacobs, mais elle ne fonctionnait pas très bien vu la masse de
texte que l'on trouve dans les bulles. C'était devenu un véritable casse tête pour le lettreur, du fait de très hautes ascendantes et descendantes (l,t,p,q,g,b …), de mauvais espacements, de
pentes de lettres inégales, de graisses différentes, de ponctuation aléatoire…. Le lettreur devait revenir constamment sur chacune des bulles afin de trouver une solution à la mano. Je vous
laisse imaginer le temps passé….
Sur quelle écriture vous êtes-vous basée pour la police "Blake et Mortimer" ? Celle des albums de E.P. Jacobs ou êtes vous repartie de zéro
?
Je me suis basée sur de vieux albums de E.P.Jacobs, quand il faisait son lettrage à la main lui même. C'est un des rares à cette époque à lettrer avec des bas de casses (minuscules). Je me suis
aussi un peu inspirée de celle existante. Après il a fallu systématiser pour que la police soit utilisable facilement par n'importe quel graphiste sans avoir des aberrations d'espacements, de
tailles, de largeurs, de graisses, avec de petites ascendantes et descendantse pour pouvoir caler un maximum de texte en restant lisible. C'est ça le plus dur, normaliser… parce que
malheureusement on perd toujours la vitalité et la fraîcheur du lettrage manuel qui caractérise tant la BD ! Il faut essayer de garder ce rythme en laissant quelques "erreurs" maîtrisées,
mais faire attention que cela ne devienne pas systématique. J'ai proposé de créer une série de caractères alternatifs, afin de mieux reproduire le rythme du lettrage BD, mais le budget
n'était pas au rendez-vous, même pour un tirage à 400 000 exemplaires... Une petite frustration subsiste...
Combien de temps pour faire ce genre de travail ? Quels sont les logiciels que vous utilisez ?
Il me faut plusieurs mois pour la finaliser entièrement. J'y travaille, je m'arrête pour faire autre chose et ne pas devenir folle, je recommence…. etc. J'utilise Fontlab.
Faites vous des "mises à jour" ou corrections suivant les albums à la demande de l'éditeur ?
Oui, c'est en utilisant la police que l'on se rend compte de ce qui déconne, et comme c'est moi qui fais le lettrage, je corrige.
Quelles sont les différences avec la police Tintin disponible au téléchargement sur certains sites ?
La police de Tintin n'a que des capitales. le design est sensiblement différent, il n'a même rien à voir. La police de Blake et Mortimer est basée sur l'écriture de Jacobs, pas celle de
Tintin...
Avez vous également fait la police B&M pour les titres des albums (gros caractères) ?
Non.
Quel est selon vous la différence entre un lettrage numérique et un lettrage à la main ?
Le lettrage à la main me fait toujours plus rêver, il est souvent inégalable esthétiquement et émotionnellement, il fait partie intégrante d'un dessin, il en fait même son âme... Une BD avec un
lettrage "police de caractères" à l'ordi est pour moi, bien souvent, amputée. Les gens ne se rendent pas compte que c'est tellement important ! Pour certains c'est "juste du texte", mais il prend
forme, il prend vie, il devient émotion. C'est grâce à sa forme qu'inconsciemment on entend telle ou telle voix pour un personnage, que l'on cerne sa psychologie, et c'est justement aussi ce qui
fait la différence entre une BD et un livre illustré. L'oralité est de rigueur. On n'écrit jamais exactement pareil à la main, au même titre que l'on ne parle jamais exactement pareil... Les
auteurs rechignent de plus en plus a lettrer à la main faute de temps, mais vous remarquerez que vos BD préférées sont probablement lettrées à la main... du moins les miennes, oui. C'est pourquoi
quand c'est possible, je préfère les acheter dans la langue originale... non traduites, parce que c'est dans les traductions que la plupart des polices sont utilisées… Le cas de Blake et Mortimer
est un peu particulier, car Jacobs est mort, mais la série subsiste... Il fallait donc un moyen de reproduire l'écriture de l'auteur, au même titre que ses personnages.
Enfin, est-ce que cette police est disponible pour les fans (j'aimerais bien, j'imagine que non...) ?
Non, droits exclusifs à Dargaud.
Merci Marie !
Diplômée de l'Ecole Estienne, de l'Académie Royale des Beaux Arts de La Haye (NL), Marie AUMONT est aujourd'hui spécialiste de la création typographique, journaliste, graphiste,
professeur et directrice artistique (exposition, magazine, éditeurs ou site web) et effectue également des travaux en free lance. Dans le lettrage, elle oeuvre bien évidemment sur Blake et
Mortimer, mais également sur la série Long John Silver, Heavy Liquid ou Prince of Persia.
Vous pouvez également découvrir son site où elle présente ses différents talents et travaux : www.marimari.fr
Un énorme merci à Marie pour sa gentillesse et sa disponibilité.
Ah, et surtout, ne l'appelez pas infographiste !